« Dunia », film sorti en France en septembre 2006, et réalisé par la journaliste, documentariste et cinéaste libanaise Jocelyne Saab est une variation sur la quête de l’amour, du désir et du plaisir par une jeune femme égyptienne, prisonnière d’une société contemporaine jamais expressément montrée comme soumise aux diktats des fondamentalistes musulmans mais dont l’ombre plane en arrière-fond, et surtout victime de traditions ancestrales gravement mutilantes pour le corps féminin - et par là-même pour la vie psychique de l’être-femme en devenir.

Cette quête initiatique s’enracine profondément dans le terreau de la culture arabo-musulmane, par les références au cinéma égyptien, à la danse orientale, à la littérature arabe et en particulier à sa poésie érotique, ainsi qu’à la mystique islamique, le soufisme, qui par l’intermédiaire de la transe en appelle à l’harmonie entre le corps et l’âme et entre la terre et le ciel. Habile démarche pour la réalisatrice que de faire appel à ces traditions culturelles anciennes et fécondes car porteuses d’imaginaire et de vie, pour s’opposer à des pratiques violentes, voire criminelles que se transmettent les femmes de génération en génération.

A la rencontre de la féminité

Plusieurs très belles figures féminines s’épanouissent dans ce film comme autant d’archétypes, qui par leur force ou leur lâcheté, disent leur désir au féminin et leur identité sexuelle. Se font face des femmes qui s’affirment, se rebellent ou se cherchent, et d’autres qui n’ont pas trouvé meilleure issue à leur misère que de laisser la mesquinerie, la curiosité malsaine ou l’envie s’emparer de leur quotidien ou pire encore, qui perpétuent la destruction. Ce sont bien sûr les premières qui tiennent le devant de la scène et en tout premier lieu l’héroïne éponyme, Dunia, interprétée magistralement par la belle Hanan Turk.

Dunia est une jeune étudiante en littérature arabe, intéressée par les écrits sur l’amour, et qui rêve de devenir danseuse orientale professionnelle comme l’était sa mère, dont on apprend la célébrité passée. Celle – ci, morte maintenant, était très estimée de ses élèves qui continuent de lui vouer une grande admiration, mais fut répudiée par sa famille. Comme c’est souvent le cas de ces femmes qui choisissent de mettre leur corps en avant, dans une société paradoxale qui brime, entrave et mutile la sexualité, mais où la sensualité ne cesse de s’exprimer, que ce soit dans les rencontres quotidiennes ou dans ces mouvements de foule que la caméra a plaisir à montrer. La foule grouillante du Caire tient ainsi une place importante, comme la ville elle-même, que la réalisatrice filme en vue plongeante depuis un de ces nombreux échafaudages sur lequel Dunia s’installe pour trouver un peu de paix afin d’écrire et méditer.

Des personnages féminins au charisme imposant offrent à Dunia de riches supports d’identifications pour étayer sa quête d’une identité sexuelle accomplie. Parmi ceux-ci, une femme chauffeur de taxi qui affiche sa liberté par un franc parler, une joie de vivre et une féminité que l’insolite cœur rouge signalant « taxi » sur le toit de sa voiture, ne dément pas. Pas plus que ses réponses aux blagues misogynes ou séductrices que ses confrères ne manquent pas de lui faire. Jamais dans cette situation professionnelle où elle conquiert son autonomie, elle ne se départit de sa bonne humeur, de son humour insolent ni de la spécificité de son identité féminine. Dans la scène où elle fait l’amour dans la journée avec son mari, malgré l’indignation d’une belle-mère intrusive, sa position de femme libre s’expose encore. Malheureusement, ce ne sera pas le cas lorsqu’il s’agira de protéger sa fille des griffes de cette belle-mère et de son projet macabre. Car c’est bien de mort et de meurtre dont il s’agit lorsqu’ il est porté atteinte à l’intime de la femme. L’excision est meurtre d’âme tout autant qu’amputation dans la réalité du corps sexué.

Parmi ces personnes libres que Dunia croise dans sa recherche, se trouve une femme professeur, cultivée et engagée qui témoigne du combat que sa propre mère, malgré ses origines modestes, a mené afin que sa fille poursuive ses études et surtout échappe à ce destin de femme meurtrie. Elle incarne une position de résistance dans un pays où l’immense majorité des petites filles subissent l’outrage qui invalide leur épanouissement sexuel futur. Et elle indique ainsi que c’est aux mères de se tenir debout et de lutter pour que régressent ces pratiques barbares. Cette « intellectuelle », qui prend le risque de sa pensée et de sa parole devant ses élèves tout autant qu’auprès de ses collègues hommes avec lesquels elle collabore à la rédaction d’un journal, est elle aussi, très féminine. Elle a choisi de vivre en célibataire, assumant sa sexualité dans un pays où le mariage forcé existe encore.

L’autre femme déterminante sur le chemin emprunté par Dunia dans cette quête, est « la maîtresse de la pension ». Elle incarne la figure de l’amante, esthétique légendaire dans la littérature égyptienne. Dunia la choisit comme « initiatrice ». Malgré ses formes généreuses et ses hanches pleines mises en valeur par des tenues moulantes, un rouge à lèvres provocant et des bijoux clinquants, « la maîtresse de la pension » est infiniment plus sensuelle que vulgaire. Cette « professionnelle » aime, désire, et est désirée sans exiger d’être aimée en retour. Dunia tentera de se glisser dans sa peau en se parant de ses vêtements, bracelets, parfum et maquillage pour accéder elle aussi aux joies de l’amante. Mais pour vibrer, chacun est amené à éprouver ses sensations et émotions personnelles, et Dunia devra bien évidemment renoncer à se cacher derrière une façade pour se laisser aller à jouir de sa propre sensualité dans les bras de l’homme qu’elle aime.

Ces diverses relations féminines rappellent s’il en est besoin combien les identifications féminines doivent être variées et intenses pour que la petite fille, puis la jeune fille, et enfin la jeune femme puisse advenir en tant que femme accomplie. Et la délicieuse scène dans laquelle, dans la cuisine, deux femmes mûres conseillent la jeune sur comment « cuisiner un mari aux petits oignons » afin de le chauffer « à point » pour en faire un amant véritable, ne démentira pas cette nécessité. Si cette scène a la saveur des plats dont on se resservirait volontiers, c’est pour la fantaisie joyeuse qui s’en dégage mais aussi pour la chaleur de la complicité féminine nouée à partir de l’intime. L’intimité féminine est source vive pour la construction d’une identité sexuelle féminine et elle en est le ferment indispensable. La littérature psychanalytique a beaucoup trop oublié, ou par trop négligé cette évidence que l’expérience de chacune confirmera. En effet la psychanalyse s’est beaucoup plus cantonnée dans l’étude des relations mère-fille et dans les questions de rivalité et d’envie entre femmes. Par ailleurs, elle a réduit à une dimension homosexuelle dans ses seules polarités fantasmatique et pulsionnelle, ce support d’identification que représente l’intimité entre femmes. Non que ces problématiques ne soient pas primordiales dans la construction de l’identité sexuée d’une personne, mais la haine n’est pas le seul sentiment qui habite le cœur humain et le lien entre personnes du même sexe dépasse de beaucoup les fantasmes à coloration uniquement sexuelle. Les écrits psychanalytiques ne relient que rarement les investissements narcissiques, à cette intimité qui, tout au long de la vie se déploie au-delà des relations mère-fille ou des relations sororales, même si ces dernières sont le socle sur lequel les suivantes vont reposer. De la toute petite enfance jusqu’à la vieillesse, l’amitié va permettre que s’étoffent les premières identifications en offrant des échanges, des émotions, des images, qui alimenteront le réservoir de l’inconscient et remanieront les bases narcissiques de l’identité sexuelle. Une femme ne peut devenir femme sans « l’apport » des autres femmes et pas seulement de sa mère, même si celle-ci est et restera la référence consciente et inconsciente qui orientera son trajet. C’est ce que ce film éclaire magnifiquement.

La mère de Dunia, alors disparue, a été danseuse orientale. Il deviendra alors évident à Dunia pour se trouver, d’en passer par des retrouvailles avec sa mère, de danser dans ses pas et d’être reconnue et identifiée par les autres comme la fille de sa mère. Que ce soit à la campagne où cette dernière a grandi ou dans les divers milieux professionnels qu’elle a côtoyés, Dunia est à l’affût de la féminité de cette mère. C’est d’abord sur celle-ci et en référence à celle-ci que celle de toute petite fille s’étaie. Pour tenter de s’en approcher et de lui ressembler quand la féminité de la mère est idéalisée, pour s’en différencier à tout prix si la féminité de la mère couvre de honte l’enfant, pour chercher à comprendre les drames qui se cachent derrière telle ou telle parure, pour exister en complémentarité de l’énigme et du désir maternels ou pour se dégager d’une image maternelle insuffisamment valorisante…Toutes les configurations existent qui servent de base aux identifications narcissiques conscientes et inconscientes à partir desquelles l’enfant-fille établira son identité sexuelle. Un certain nombre d’éléments sont donnés que l’enfant utilisera de telle ou telle manière, puis en grandissant et en élargissant son champ de relations, elle en choisira certains ou d’autres plus en accord avec ses valeurs ou son registre culturel. C’est ce qui se passe pour Dunia qui, pour se construire, trouver l’amour et s’accomplir, s’appuie sur la figure pour elle idéalisée de sa mère. Même si cette dernière a été reniée par les siens pour des raisons liées au carcan idéologique culpabilisant qui enserre les femmes et leur empêche tout épanouissement personnel. Lorsque le mot « danseuse » est lâché par sa tante et que pointe l’insulte, Dunia renchérit en la qualifiant d’ « artiste ». De la putain à la créatrice, l’éventail des destinées féminines est ainsi déployé. Et c’est bien le souffle des sublimations qui poussera Dunia à transcender le réel du corps et la trivialité des pulsions. La danse en tant qu’expression artistique, est un moyen pour élever le corps au-dessus de lui-même tout en s’appuyant sur la sensorialité, les sensations kinesthésiques et les implications physiques de la vie affective. Marchant sur les traces de sa mère, Dunia rencontrera les danseuses orientales que celle-ci a formées et dans une ronde hystérique et enveloppante, ces femmes grasses et pulpeuses habilleront Dunia et joueront avec elle comme des nourrices expérimentées le feraient avec leur princesse merveilleuse. Dunia prend là un bain de féminin au milieu de poitrines, fesses et déhanchements érotiques dans une fête joyeuse où les corps se répondent au rythme des percussions et sous les miroitements de la soie.

Mais c’est d’un maître de la danse soufie que sa mère aussi a formé qu’elle choisira d’être l’élève afin de prolonger cette expérience corporelle vers une dimension spirituelle. Ces séquences de danse sous l’égide de son professeur scanderont le film en autant d’étapes que Dunia franchira pour s’ouvrir à son être intime ainsi qu’à l’espace qui l’entoure. Se découvrent là pour elle les ressorts de sa liberté intérieure. Les paroles du maître sont comme des petites bulles qui s’envolent indiquant la voie à Dunia. Et le spectateur la suit dans l’évolution de sa gestuelle qui de convenue, deviendra peu à peu plus personnelle au fur et à mesure qu’elle apprivoise ce territoire inconnu. Aucune indication portant sur les gestes n’est transmise dans cet enseignement, seul ce qui fait valeur pour l’humain au sein du monde et de l’univers est précepte. C’est cette démarche pédagogique éminemment créative qui permettra à Dunia, soutenue par l’exigence de ce guide, de révéler pleinement sa personnalité. L’essence de son désir irriguera alors son ventre, ses muscles et ses nerfs et un plaisir vivifiant pourra enfin lui être accessible. Une scène violente et magnifique - comme un accouchement - dans laquelle le maître lui fait littéralement manger une rose, lui permet de naître à sa propre jouissance et quitter définitivement le giron maternel. Cette quête de l’extase propre à la danse soufie s’allie harmonieusement à d’autres formes dansées d’occident et d’orient que le maître a lui-même intégrées. La musique, support rythmique qui soutient les avancées de Dunia, semble elle aussi s’être enrichie au creuset de multiples cultures. Les mouvements incessants de rotation entrainent la caméra et le spectateur dans ce ballet du désir au pluriel. Si, au début du film on apprend que le foulard rouge qu’elle porte au poignet, a appartenu à sa mère, on la verra dans la dernière image, par une liberté conquise, dénouer ce ruban comme une métaphore du lien dont elle peut maintenant se défaire.

La danse, en tant qu’expression spontanée, est pour chaque fillette une approche de la sexualité féminine dans sa souche narcissique. Elle offre une expérience auto-érotique sur laquelle viendra se greffer le plaisir éprouvé au contact d’un autre. Ce n’est pas seulement par sa peau et ses organes génitaux que la femme éprouve la jouissance, c’est aussi par la variété des sensations provenant de son intériorité. Le sexe féminin, interne et invisible se laisse apprivoiser de moult manières et la masturbation chez les filles est loin d’être la seule activité qui alimente la libido narcissique. La danse improvisée procure davantage que le seul plaisir lié au corps en mouvement car elle enrichit le rapport de la petite ou de la jeune fille à sa propre sensualité et à celui de son potentiel de séduction dans cette bipolarité : se regarder et être regardée. S’aimer dans son « être-fille » est une nécessité pour intégrer sa sexuation à partir de cet organe caché, enclos. N’est pas évoquée ici la dimension réjouissante du destin féminin que représente la capacité de porter, donner naissance et allaiter les enfants, car ce n’est pas le propos du film qui s’en tient à cette découverte de l’érotique féminine. Toutefois, la maternité elle aussi, pour pouvoir être vécue de manière pleine et heureuse, se construit tout au long du développement de l’enfant-fille à partir des identifications à sa mère, mais également grâce aux sensations, jeux et rêveries explorés dans l’imaginaire personnel ou partagés avec d’autres du même sexe. Les écrits sont nombreux qui décrivent les jeux de poupées ou les confidences que se font les petites filles sur leurs futurs enfants, leur nombre ou le choix des prénoms. Les souvenirs ou observations de chacune à travers les générations confirment ces expériences. En revanche, sont rarement évoqués ces moments, pourtant non moins absents de la mémoire des femmes, au cours desquels, dans leur enfance ou leur adolescence, il leur est arrivé de danser librement, laissant flotter vêtements ou rubans en se délectant de leur corps léger et fluide approchant ainsi la jouissance sensuelle. Nombre de mères peuvent témoigner d’avoir saisi à la dérobée le spectacle de leur fille tournoyant, si joyeuse de voir sa robe se soulever, et dont la grâce présageait de sa féminité à venir. Et les thérapeutes qui utilisent la médiation corporelle pour entrer en relation avec leur jeune patiente ont à un moment ou un autre, surpris le rayonnement sur le visage d’une enfant ou d’une adolescente inhibée qui, face au miroir ou devant un parterre de spectateurs imaginaires, se laisse aller à improviser une chorégraphie qui libère ses mouvements habituellement retenus. La porte est alors ouverte vers une restauration narcissique pour cette enfant blessée ou diminuée. Les séances se succèderont, dans lesquelles elle n’aura de cesse d’explorer les possibles, entre souplesse de la gestuelle, cambrure des reins ou balancements du bassin, s’appropriant simultanément une nouvelle image d’elle-même, une meilleure connaissance de ses sensations corporelles et une capacité de prise de risques dans le champ relationnel. Dans certains rêves que les analysantes relatent, ce type de souvenir réapparaît, remanié par le travail du rêve et par le désir de la dormeuse d’éprouver la légèreté de son corps pour un accès à la satisfaction sexuelle. Des souvenirs depuis longtemps oubliés de patinage, gymnastique artistique, danse classique, balançoire, farandoles ou autres sauts à la corde peuvent ainsi émerger. Comme autant de pratiques corporelles qui ont apporté de puissantes sensations par le passé et qui, majorées par une impression d’apesanteur dans le rêve, vont servir de support aux sensations de la jouissance sensuelle et sexuelle dans la rencontre amoureuse avec un partenaire. C’est dire combien ces expérimentations au fil de la croissance sont précieuses pour que vibre le corps sexué féminin quand il sera révélé à lui-même par l’alliance émotionnelle et génitale.

Le narcissisme évoqué ici est la capacité de s’aimer suffisamment soi-même et la possibilité d’en éprouver du plaisir qui y est consubstantiellement attaché. C’est l’assise essentielle sur laquelle l’amour pour un autre (la relation d’objet dans son acception psychanalytique) ainsi que le bonheur d’entrer en relation avec lui, peut émerger. Il ne s’agit en aucun cas de cet excès de narcissisme arrogant qui enferme la personne sur elle-même, ne lui laissant que son reflet comme seul objet d’amour à l’horizon. Pas plus qu’il n’est question ici de cette prothèse narcissique qu’est la recherche d’un autre pourvu de tous les attraits, beau, riche, intelligent, incarnation d’un « moi idéal » comblant une défaillance narcissique personnelle par trop douloureuse. Ce qui n’induit pas que les idéaux portés par un « idéal du moi » indispensable à l’épanouissement de soi ne doivent pas participer à la rencontre amoureuse, au contraire. C’est d’ailleurs ce qui se passe pour Dunia qui se plonge corps et âme dans cette aventure de la quête d’un idéal, lequel par essence ne peut être atteint, mais sert de guide sur les sentiers du désir. La distinction entre un attachement « prothétique » basé sur le besoin absolu d’un autre qui comblerait les défaillances narcissiques personnelles (amour narcissique) et le sentiment d’aimer qui se noue inévitablement dans la complétude des manques, fragilités et creux de chacun, offrant une caisse de résonnance à la mélodie amoureuse (amour objectal), cette distinction est parfois subtile mais elle est fondamentale. Dunia, grâce à cette réconciliation narcissique suffisante avec elle-même aura accès à des rencontres profondes, authentiques et chaleureuses et pourra accueillir et initier un vrai dialogue amoureux.

Le miroir n’est nullement utilisé par elle en un prolongement malsain, ni comme un objet qui aurait à répondre à des interrogations prétentieuses, ou liées à une trop grande insécurité intérieure (« Miroir ô mon miroir, suis-je la plus belle ? ») Il s’agit simplement ici d’un outil qui participe à son approche et à sa connaissance d’elle-même. Dès le début du film, au jury devant lequel elle se présente pour un concours, elle confie qu’elle ne connaît pas son corps, qu’elle ne l’a jamais regardé, qu’elle ne s’est donc jamais vue nue, et qu’il ne lui est arrivé qu’une seule fois d’apercevoir une femme nue, dans un film français. En dévoilant ce tabou de la nudité, elle s’assied sur la scène et se recroqueville, s’enveloppant de ses couches de vêtements en un geste de protection. Cette attitude témoigne d’une relation phobique à son corps, qu’il lui faudra vaincre pour avancer dans la quête qu’elle entreprend. Cette phobie est cohérente avec une éducation rigide, prude et chargée de censures à l’égard de tout ce qui concerne la sexualité. Mais cette angoisse phobique est également lestée de la violence que son corps sexué a subi et qu’il lui faut à tout prix dépasser. Souvent, chez les enfants violentés sexuellement, une enveloppe de graisse s’installe, mécanisme inconscient de mise en place d’une couche protectrice pour parer aux assauts des agresseurs, et tenir à distance l’être intime emmuré en dedans. Oser rencontrer son propre corps brimé ne peut se faire que par d’innombrables approches, douces et variées, dans un apprivoisement qui contient la peur et lui oppose de nouvelles expériences, agréables et constructives. A un moment de son cheminement, Dunia s’aventurera dans l’acquisition d’un miroir. Et dans une très belle scène, dans sa salle de bains, parée du papier-bulle transparent qui protégeait le précieux objet, elle réussira à découvrir et explorer son intimité dénudée. Le miroir, lorsqu’il n’est pas utilisé de manière obsessionnelle est, par ses multiples facettes, un allié privilégié dans cette accession à la féminité.

Comme le sont les tenues vestimentaires, parures du féminin, que Dunia porte élégamment, exclusivement dans une gamme chromatique de rouge. Seules les parties basses du vêtement - jupes et jupons - sont noires. Ce rouge dominant, associé à une touche sombre, illumine la vitalité de la femme en Dunia, vitalité qui soutient l’élaboration du deuil qu’elle doit effectuer pour surpasser sa mutilation. Rouge du sang de sa blessure, rouge du sang des femmes fertiles, rouge de l’amour et du désir. Toutes les associations sont permises puisque le symbolisme de la passion est ici surdéterminé.

Mais avant d’aborder des régions si torrides, elle jouera au jeu de « cache-cache et séduction» avec un amoureux sincèrement épris, mais pour lequel elle-même n’éprouve que le plaisir d’être courtisée. Malheureusement, dans ces cultures où le flirt est restreint en raison de la contrainte de la virginité avant le mariage, et des médisances du voisinage, les expériences sexuelles chez les jeunes gens sont très limitées. Et Dunia, dans cette quête d’épanouissement et de liberté, acceptera donc cette exigence sociale pour aller plus avant dans ses découvertes. Mais de toute évidence ce mariage se révèle, par le manque d’amour qui la lie à son compagnon, être une autre épreuve aliénante dont elle se délivrera. Portée par l’élan de la révolte face à l’excision de Yasmine, la fille de son amie, elle quittera brusquement son mari, abandonnant celui-ci à sa détresse, devant une lettre de rupture poétiquement tracée dans les plis de sa robe de mariée. Car c’était une robe en papier, étoffe fragile pour une union friable, galop d’essai pour une ouverture à sa sexualité d’adulte. Vaine tentative et échec patent puisque, compte tenu de son amputation, il ne lui était pas possible d’accéder au plaisir, sans l’étreinte pleine du sentiment d’aimer.

Elle n’avait d’ailleurs offert que son corps à cet époux consenti. Tout ce qui se passait dans sa tête, lui avait-elle avoué, ne lui appartiendrait jamais, d’aucune manière. Même le baiser, pour lequel chacun est nécessairement pleinement impliqué, ne pouvait se partager. La communion spirituelle et émotionnelle à laquelle elle aspirait, et qui nécessite tendresse et respect, n’existait pas dans ce couple.

Ce qui conduisait Dunia à vivre ses multiples expériences de manière très clivée. Clivée aussi par conséquent sa façon d’investir pensée, vie affective et sensations physiques. Comme il est souvent de mise lors des premiers rapports adolescents. Le propre de la maturité en revanche, est de relier l’ensemble des expériences de vie par un maillage psychique, somatique, sexuel et affectif, permettant à la personne de s’éprouver une, entière, dans une cohérence interne qui vivifie la présence à soi-même et la relation à autrui. C’est ce que révèlera à Dunia la rencontre humaine essentielle vers laquelle s’achemine la narration.

A la rencontre de l’amour

Le sujet du film, dans une écriture cinématographique plus poétique et esthétique que réaliste - quoique bien ancré dans une réalité sociale - est la renaissance de l’âme féminine anéantie, tout autant que la réhabilitation du corps féminin bafoué, essentiellement grâce à la capacité d’aimer de l’héroïne. Car la psyché est le véritable siège du désir, et si le corps restera à jamais meurtri et abîmé, la blessure infligée à l’âme et au cœur, elle, peut être pansée. La femme assassinée peut renaître après un long travail qui s’effectue chez Dunia, par une réappropriation de ce corps, et par une rencontre accomplie avec sa vie intérieure, dans le partage de la littérature érotique traditionnelle avec son professeur le Dr Bechir, grâce à l’éveil de son sentiment amoureux pour cet homme, avec lequel elle pourra accéder enfin à l’amour charnel.

Le Dr Béchir est homme de lettres et journaliste et, pour s’être publiquement indigné de la censure exercée sur l’œuvre millénaire « Les Mille et une nuits », sera violemment agressé et en perdra la vue. Cette mutilation sensorielle fera écho à la mutilation du féminin dont Dunia a été l’objet. Dans un face à face douloureux, mais respectueux et aimant, chacun avancera avec prudence sur ce chemin revisité du plaisir des sens.

L’interprète du rôle de Béchir est le célèbre chanteur égyptien Mohamed Mounir surnommé « la voix de l’Egypte ». Ce qui offre à la réalisatrice la possibilité d’allier le timbre suave de la voix chantée de cet artiste, à l’esthétisme des cadrages. Mélodie et paroles, aux accents mélancoliques - comme la tradition égyptienne en est coutumière - apporte une dimension supplémentaire aux plans photographiques. Diverses expressions artistiques: cinéma, chant, musique, danse et littérature, se répondent et se fécondent. Le spectateur est pris à témoin de la victoire du sublime sur les forces destructrices, « ouvrage à remettre cent fois sur le métier ». Tissage entre pulsions de vie et pulsions de mort, où les premières l’emportent pour un temps sur les secondes. L’art est, par la sublimation pulsionnelle qui le génère, une passerelle entre mortifère et créativité. Chacun, à sa mesure, peut en faire l’expérience pour apaiser ses plaies.

Dunia cherche dans la littérature arabe classique qui ennoblit les sentiments et l’érotisme, un lieu pour accueillir ses propres émois et rêveries. L’imaginaire que l’œuvre littéraire déploie, propose au lecteur, des représentations pour ses propres pensées, sensations et émotions, et l’invite à ouvrir sa vie fantasmatique vers des horizons personnels. C’est au contact avec les œuvres d’art que l’imaginaire de chacun s’enrichit. Certes, il est principalement nourri des investissements affectifs, inconscients et conscients, qui construisent le sujet. Mais, côtoyer les créations humaines étoffe les capacités à nommer les éprouvés, et apporte maintes nuances et subtilités à la matière toujours opaque de l’émotion humaine. Dunia puise dans ce vivier de quoi consoler ses peines et éclairer ses désirs. Les religieux sectaires, castrateurs de vie et porteurs de haine le savent bien, qui interdisent ou réduisent les œuvres d’art. Ces contempteurs de plaisir bafouent leurs frères dont la foi est loyale et généreuse, en s’attaquant aux racines de leur civilisation, à travers la censure d’un livre flamboyant comme « Les Mille et une nuits », et en tentant de réduire au silence ceux qui s’érigent en défenseurs de ces richesses. Cette œuvre, dont le fil narratif suspendu d’aube en aube, supplante la mort et la cruauté d’un tyran, est le parangon de la source vive qu’incarne toute vraie littérature. Shéhérazade, par son talent de conteuse et sa luxuriante imagination, tient en haleine son geôlier et l’embarque dans la traversée de sa nuit.

Lorsque l’angoisse obscurcit l’horizon et que rôde la mort, éveiller la libido et ses fantasmes vivifiants, est une nécessité pour que renaisse l’espérance. L’artiste est un passeur pour ses propres émois en souffrance et angoisses en attente. Mais il dévoile aussi, à celui - lecteur, auditeur ou spectateur – qui contemple son œuvre, des pensées à déchiffrer, des sentiments en jachère et des angoisses à transformer. La libido, victorieuse des peurs actuelles ou anciennes, irrigue le corps et fait fleurir les plus fertiles graines de l’esprit. Ecouter ou lire, raconter ou écrire, sculpter, peindre ou composer, dessinent des promenades d’où jaillissent mille et une images et rêveries. L’amour et le sexe, la violence, les guerres et les chagrins, les pertes et les espoirs, l’attente d’un matin, l’esquisse d’un sourire… Temps décisifs ou instants fugitifs vibrent, quand la création donne forme aux zones d’ombre et de clarté de la destinée humaine.

Dunia s’est soutenue de ces lueurs, pour aimer, rêver, exprimer sa colère et sortir de l’obscur où l’avait plongé sa blessure. Le traumatisme doit se traverser pour être dépassé. Et l’art contribue à l’élaboration des multiples affects conscients et inconscients, refoulés, enkystés ou projetés qu’engendre le fait d’avoir été abusé.

Outre littérature et poésie, le cinéma aussi, sert de compagnon artistique pour Dunia. Habitant au-dessus d’un espace de projection en plein air, elle le traverse chaque soir avant d’entrer chez elle. Et de son minuscule logement, à hauteur de toit, accoudée à la fenêtre sous la voûte nocturne, elle rêve devant l’écran animé et les scènes d’amour sublimées. Etre en mesure d’aimer, s’approfondit et s’affine par la multitude des expériences sensibles. L’émotion éveillée ou projetée au détour d’une séquence filmée, permet de porter en plein jour des sentiments oubliés, et d’en révéler d’autres jusqu’alors trop enfouis. Et les identifications étayées sur un personnage de fiction sont vecteur et support pour la vie affective personnelle, et pour le devenir du spectateur en quête de nouveaux modèles ou repères.

Pour que l’ensemble de ces expériences : retrouvailles avec le corps, partage de l’intimité féminine, identifications variées, enrichissement des capacités introjectives, élaboration des terreurs liées aux sévices subis et accès à une vie fantasmatique lumineuse, pour que ces expériences prennent sens, il faut à Dunia le relai par une relation humaine structurante. Et l’avancée pas à pas dans la rencontre intellectuelle profonde et émouvante avec le Dr Béchir est de celles-ci. Le choix d’un professeur pour cette première véritable approche amoureuse s’inscrit probablement sur l’énigme paternelle. Cette hypothèse venant d’une lecture psychanalytique pour un récit qui n’est nullement psychologique, est sans doute excessive. Mais aucune référence n’étant faite dans la narration quant à la relation de Dunia à son père, l’interrogation sur la présence ou l’absence de cet homme dans sa vie, peut se poser. D’autant plus qu’il est question ici de son advenir-femme. Or, le regard paternel ou celui d’un grand frère, notamment à l’âge œdipien, est déterminant pour les fondements de l’identité sexuelle de la petite fille. Les possibilités ou difficultés ultérieures de celle-ci pour séduire, désirer et être désirée, aimer et être aimée, plongent leurs racines dans ce regard. Le destin féminin se déploiera différemment si le regard posé sur son être-fille est celui d’un père aimant et charmé, ou si ce regard est méprisant, indifférent ou absent. L’avenir n’est heureusement pas totalement scellé dans ces seules prémisses, mais ce qui est donné à certaines est à conquérir pour d’autres, et parfois à grand peine. Toutes sortes d’obstacles se présentent aussi à celles qui ont été trop séduites ou leurrées par leur père, une kyrielle de symptômes ou de comportements aberrants pouvant alors entraver leur sexualité génitale future. Trouver un apaisement aux questionnements douloureux de l’enfance auprès d’un homme d’âge mûr, permet parfois la reprise d’un épanouissement sexuel en souffrance. Nulle réponse donc à l’inconnue paternelle pour le spectateur de « Dunia », mais l’héroïne va trouver auprès d’un maître d’une grande maturité, de quoi adoucir sa blessure, en déclinant l’amour sous le regard pudique s’il en est, car aveugle, de cet homme affranchi.

Leur partage dense d’une culture commune, féconde leurs esprits et sublime leurs failles. Béchir, homme libre et bien vivant, exprime amplement sa colère face au sentiment d’injustice qui l’assaille, lorsque cette cruelle cécité s’abat sur lui. Puis, graduellement, dans une acceptation conquise et travaillée, il approfondit encore sa quête personnelle, en découvrant une manière neuve et singulière d’entrer en relation avec le monde. Au dénuement que lui inflige sa mutilation, il choisit de répondre par d’autres dénuements en se retirant dans le désert où, par un contact retrouvé avec les éléments, il peut enfin véritablement transcender cette épreuve. La plénitude humaine se gagne lentement, tant par les joies qu’un jour prospère peut apporter, que par les manques et les pertes, suscitant peines et colères, que la rudesse de l’existence se charge toujours d’occasionner. L’élaboration psychique permet à tout accident de la vie, du plus banal jusqu’au plus grave, de se muer en expérience fertile. Il importe à la personne humaine, lorsqu’une épreuve invalidante se présente, d’être à même d’effectuer cette démarche approfondie, afin d’y puiser la force vive qui permet au processus maturatif de reprendre son cours entravé ou immobilisé.

Face à l’humilité de Béchir et à sa profonde sincérité, Dunia se trouve à bonne école pour surmonter sa douleur. Leur infirmité tisse un dialogue mutuel, attentif et courtois, sur fond de poème d’amour. L’union des corps aura lieu lorsque suffisamment libérée de ses peurs, Dunia pourra en toute confiance s’abandonner à la rencontre charnelle, dans laquelle lui sera enfin révélée par un homme, la jouissance sexuelle. Quand bien même la chair a été déchirée, puisque le désir se loge dans la psyché, le plaisir irrigué par l’intensité pulsionnelle, et teinté des nuances plurielles des fantasmes et de l’émotionnel, ce plaisir pourra être exploré pleinement, dans les bras accueillants de l’amant. La sexualité humaine peut alors - pour les mêmes raisons que celles qui souvent lui posent problème - trouver un serein dénouement, grâce à la créativité de ce psychisme vivant qui structure celle-ci, l’accueille et l’enrichit. Recherche longue et difficile, mais pleine d’optimisme pour quiconque comme Dunia ne veut renoncer à cette acmé du désir qui relie les humains, permettant à chacun de s’accomplir dans leur être sexué.

Télécharger Dunia, une esthétique du désir au féminin en culture égyptienne.

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Evelyne Prieur-Richard
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